Alimentation: l’avenir appartient-il aux ciseaux génétiques verts?

Alimentation: l’avenir appartient-il aux ciseaux génétiques verts?

De nouvelles variétés végétales contribuent à la sécurité de l’approvisionnement. Les nouvelles techniques de sélection végétales connues sous l’appellation de «ciseaux génétiques», tels que Crispr, ont le potentiel de révolutionner l’agriculture et l’alimentation.

lundi 8 avril 2024

Cet article invité a été rédigé par Markus Hardegger et Isabelle Schluep et a été publié pour la première fois dans «La Vie économique» le 5 mars 2024.

Markus Hardegger est responsable du secteur Ressources génétiques, sécurité de la production et aliments pour animaux, Office fédéral de l'agriculture (OFAG).

Isabelle Schluep est collaboratrice scientifique, secteur Commerce international de marchandises, Secrétariat d'État à l'économie (Seco), Berne.

L’amélioration de la productivité dans l’agriculture a induit une surabondance de denrées alimentaires et une baisse des prix[1]. Cette évolution est due au progrès technique, au développement du commerce international et à la révolution «verte». Cette dernière a conduit, à partir des années 1960, au développement de nouvelles variétés à haut rendement qui ont été utilisées avec succès dans le monde entier, notamment en Amérique latine, dans les Caraïbes, en Asie et dans le Pacifique, et qui, dans ces régions, ont permis des gains de productivité dans les cultures céréalières (voir illustration 1).

La productivité, moteur de l’agriculture

Cette tendance ne s’est toutefois pas maintenue partout. La productivité agricole en termes réels par habitant, corrigée de l’inflation, a temporairement diminué en Afrique subsaharienne ainsi qu’en Europe centrale et orientale[2]. Si ces deux régions ont depuis lors rattrapé leur retard, la productivité actuelle en Europe de l’Ouest (Suisse comprise) est nettement inférieure à son maximum atteint dans les années 1980 (voir illustration 1).

Il est en outre inquiétant d’apprendre, selon des analyses du ministère américain de l’agriculture (USDA), que la production agricole mondiale a progressé plus lentement entre 2011 et 2020 que pendant toutes les décennies qui ont précédé depuis 1961 (2011-2020: 1,93% par an; 2001-2010: 2,72% par an). Les producteurs devront donc à l’avenir cultiver davantage de terres et utiliser davantage d’engrais pour maintenir la production agricole à son niveau actuel[3]. La pression démographique peut encore accentuer cette pression, tandis que l’extension des surfaces cultivées peut avoir un impact sur l‘environnement (déforestation, par exemple).

En Suisse, la productivité agricole des surfaces et du capital a baissé entre 1990 et 2000 et elle stagne depuis lors en raison de la réorientation de la politique agricole, qui prévoyait notamment le passage du soutien des prix aux paiements directs indépendants du produit. En revanche, la productivité par heure de travail a progressé depuis les années 2000: elle est pour ainsi dire le «moteur» de l’agriculture suisse. Au vu de la stagnation de la valeur de la production agricole, on a réduit progressivement le volume de travail grâce au progrès technique afin que le revenu augmente par rapport à la charge de travail[4].

Source : Calculs des auteurs basés sur les données de l'USDA (2023) et de la Banque mondiale (indicateur de population) / La Vie économique
Source : Calculs des auteurs basés sur les données de l'USDA (2023) et de la Banque mondiale (indicateur de population) / La Vie économique

Une clé, la sélection des plantes

Étant donné que la population européenne est actuellement bien nourrie et que la part du revenu qu’elle consacre à l’achat de denrées alimentaires a diminué, les avantages que procurent les gains de productivité dus à l’innovation apparaissent moins importants. En Europe, le débat public sur l’agriculture ne porte donc guère sur la manière d’accroître la production, mais plutôt sur des questions de politique alimentaire (lutte contre le gaspillage alimentaire, par exemple) et des thèmes écologiques (réduction de l’utilisation des pesticides, par exemple)[5].

Or, une agriculture productive et durable réduit la dépendance envers les pays fournisseurs de denrées alimentaires et de fourrages: elle accroît en outre le degré d’auto-approvisionnement et génère du revenu. Il est aussi prouvé qu’améliorer génétiquement les plantes cultivées présente des avantages écologiques en plus d’une utilité socio-économique. La sélection des plantes dans toutes ses variations est la mesure la plus efficace de production végétale afin de réduire l’empreinte carbone[6], par exemple, sans compter que cela aide à rendre les plantes de culture résistantes aux maladies, aux organismes nuisibles et aux conditions météorologiques extrêmes comme la sécheresse. Elle permet en outre de résoudre les difficultés qui se posent en matière de protection des plantes, comme les interdictions d’anciens produits phytosanitaires ou le retard dans les processus d’homologation de nouveaux produits.

À l’avenir, l’amélioration de la productivité des cultures devrait jouer un rôle plus important encore en raison du développement de variétés plus résistantes et plus performantes, car l’efficacité des autres mesures de culture des plantes et de gestion des sols (protection des plantes, recours aux engrais, assolement, etc.) est limitée[7].


Le
Crispr: précis, efficace et financièrement avantageux

Les nouvelles techniques génomiques (NTG) ont révolutionné le domaine de la sélection des plantes. Leur succès repose sur le fait que le patrimoine génétique (ADN) peut être modifié de manière ciblée sans que de l’ADN étranger soit introduit (contrairement à ce qui prévaut dans le génie génétique traditionnel) et que la modification aurait aussi pu survenir dans des conditions naturelles par croisement traditionnel. C’est la raison pour laquelle les produits NTG ne se distinguent pas de ceux issus d’une sélection traditionnelle. La méthode d’édition génomique la plus connue est les ciseaux génétiques moléculaires Crispr/Cas (de l’anglais «clustered regularly interspaced short palindromic repeats» ou «courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées»). Elle permet de couper l’ADN pour enlever, remplacer ou ajouter un ou plusieurs composants d’ADN dans le patrimoine génétique, ce qui modifie certaines propriétés ou caractéristiques, une nouvelle technologie pour laquelle deux chercheuses ont reçu le prix Nobel de chimie en 2020.

Contrairement aux croisements traditionnels, les NTG permettent d’obtenir, sans perte de rendement, des variétés végétales précises, efficaces et peu onéreuses[8] qui résistent par exemple aux conditions climatiques et aux parasites ou qui requièrent moins d’engrais et de produits phytosanitaires[9]. Pour la Suisse également, cette nouvelle technologie pourrait s’avérer intéressante, par exemple pour obtenir des vignes résistantes au mildiou, des pommes résistantes au feu bactérien, des pommes de terre résistantes au mildiou ou du blé à moindre teneur en gluten[10]. Les coûts et les délais de développement de nouvelles variétés s’en trouveraient massivement réduits[11].

Repenser le génie génétique vert?

Depuis la votation populaire de novembre 2005, la Suisse a mis en place un moratoire sur la culture de plantes génétiquement modifiées qui contiennent de l’ADN étranger à leur variété. En 2022, le Parlement a prorogé ce moratoire pour la quatrième fois, jusqu’en 2025. Simultanément, le Conseil fédéral a été chargé de présenter d’ici 2025 un projet d’acte visant à instaurer un régime d’homologation fondé sur les risques applicable aux plantes utiles NTG. Conformément au mandat donné par le Parlement[12], les NTG doivent, «par rapport aux méthodes de sélection usuelles, [offrir] une réelle plus-value pour l’agriculture, l’environnement ou les consommateurs».

Selon un arrêt daté de 2018 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, la directive européenne sur les OGM s’applique à la technologie NTG au sein de l’UE. Axée sur les processus, la procédure d’autorisation qu’elle prévoit est soumise à des obligations extrêmes qui reviennent quasiment à empêcher la culture des plantes NTG. À l’été 2023, la Commission européenne a cependant mis un projet de loi en consultation qui prévoit le passage à l’autorisation de produits pour les plantes NTG, ce qui est censé en simplifier l’autorisation de mise sur le marché: des obstacles administratifs, comme un étiquetage spécial ou des flux de marchandises séparés, devraient disparaître. Les scientifiques sont unanimes: les organismes génétiquement modifiés (OGM) et les plantes NTG ne comportent pas plus de risques que les produits cultivés traditionnellement[13]. Aux États-Unis, dans plusieurs pays d’Amérique du Sud et en Australie, les plantes NTG ne sont pas soumises à la réglementation légale comme les OGM (voir les pays en vert foncé dans l’illustration 2).

Source : Service international pour l'acquisition d'applications agro-biotechnologiques (ISAAA) / La vie économique
Source : Service international pour l'acquisition d'applications agro-biotechnologiques (ISAAA) / La vie économique

Un potentiel prometteur

Les nouvelles techniques génomiques sont prometteuses s’agissant des gains de productivité, de la sécurité alimentaire, du revenu agricole ou de la réduction de l’empreinte environnementale. Contribuant à économiser les sols et à limiter les pertes de production causées notamment par des parasites ou la sécheresse, elles permettent de diminuer les émissions de CO2 et la consommation d’eau des cultures. L’avenir nous dira si les projets de dérégulation seront une réussite ou si le génie génétique vert restera une occasion manquée pour l’Europe.

Dans ce contexte, l’acceptation des NTG par la société joue un rôle important car cette dernière influence les investissements à long terme dans des variétés innovantes et le développement de technologies de sélection. Les NTG étant peu coûteuses, de nouvelles entreprises pourraient faire leur entrée sur ce marché et stimuler la concurrence si les conditions-cadres étaient appropriées. La Grande-Bretagne montre déjà la voie: grâce au pragmatisme dont ce pays fait preuve dans sa pratique d’autorisation des plantes NTG, il est en passe de devenir le leader de la recherche (fondamentale) dans le domaine agricole et alimentaire. En Suisse, il faudrait tout d’abord que le Parlement accepte que le pays rallie le mouvement international de dérégulation des nouvelles techniques génomiques.

Sources

  1. Voir Fuglie et al.(2020).
  2. Voir Alston et Pardey (2014).
  3. Voir Morgan et al. (2022).
  4. Voir Agristat (2019), pp. 6-7.
  5. Voir Noleppa et Cartsburg (2021).
  6. Voir Riedesel et al. (2022).
  7. Voir Noleppa et Cartsburg (2021).
  8. Lors de la sélection conventionnelle (mutagenèse), les modifications génétiques sont introduites dans l’ADN de la plante par rayonnement radioactif. Ce processus est non ciblé et aléatoire, contrairement aux NTG.
  9. Voir Commission européenne (2023).
  10. Voir Kümin et al. (2023).
  11. Voir Kock (2022).
  12. Voir Art. 37a, al. 2, de la loi sur le génie génétique (LGG ; RS 814.91).
  13. Le portail «Transparenz Gentechnik» offre une vue d’ensemble ; dans le cadre du programme national de recherche «Utilité et risques de la dissémination des plantes génétiquement modifiées» (PNR 59), on n’a également pas constaté que les OGM présenteraient des risques plus élevés pour l’environnement.


Bibliographie

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